Almeya
Marie-Claire Desmette
Almeya prépare le repas du soir devant sa case. Les larmes coulent sur son visage.
- “Pas d’enfant. Tous les mois, l’espoir. Tous les mois, la fleur rouge dit: Pas d’enfant. Maano va me répudier, c’est sûr.”
Maano relève une dernière fois son filet. Bonne journée. La pirogue est pleine de poissons. Il prend un beau gros, le lance à l’eau. Nageoire triangulaire. L’envoyé du Dieu de la Mer vient chercher l’offrande.
- “Pas d’enfant. Je n’ai jamais oublié l’offrande au Dieu de la Mer. Il en veut plus ?” Maano lance un nouveau poisson. L’envoyé du Dieu de la Mer l’emporte.
Almeya et maano mangent en silence. Elle aurait voulu dire:
- “Maano, ô Maano, ne me rejette pas. Je voudrais passer ma vie avec toi. Tu es tout pour moi.”
Maano ne sait pas dire:
- “Alemya, je voudrais effacer tes larmes. Nous sommes deux, tu es tout pour moi.”
Ils mangent en silence.
Le lendemain, Maano part comme d’habitude.
Un groupe de femmes s’arrête devant la case.
- “Almeya, tu viens ?”
- “Non, pas aujourd’hui. Je n’irai pas au champ.”
- “Ah ! Bonne flemme ! A demain !”
Almeya a décidé de consulter la Vieille très Sage. Visage buriné par la vie, mains nouées par le travail et si secourable. Les dieux ont ravi la lumière de ses yeux. En contrepartie, ils lui dont donné de comprendre ce que cachent les visages, ce que taisent les mots. La Vieille très Sage habite au flanc de la montagne.
On parle chez elle.
- “On dirait la voix de ...”
- “Entre, Almeya, assieds-toi à côté de Maano. Ecoutez-moi, vous deux. Pour avoir un enfant, vous devez donner un enfant au Dieu de la Mer.”
- “Nous n’avons pas d’enfant ! C’est justement pour cela que ...” La Vieille très Sage est rentrée dans sa nuit.
- “Qu’allons-nous faire ? Tu as une idée ?”
- “Non. La nuit nous donnera peut-être une idée.”
Le lendemain, Almeya fait de la pâte. Elle modèle un enfant de pâte, tête ronde, petits bras, petites jambes. Deux petits cailloux font des yeux vifs. Un sexe ? Non, ne tentons pas l’avenir. Elle simule un lange. Elle enfourne l’enfant de pâte. Il est doré.
Almeya et Maano partent en pirogue, loin sur la mer, loin des autres pêcheurs. Elle tient l’enfant de pâte comme un vrai bébé. Elle se dresse, se penche ...
- “Attention ! Almeya !” ... hésite, tend le bras. L’enfant de pâte disparaît dans la mer. Aileron triangulaire, l’envoyé du Dieu de la Mer.
Almeya se rassied, le dos droit, les mains sur les genoux, les mains vides. Son visage ruisselle de larmes silencieuses.
- “Almeya, ô Almeya, ne pleure pas. Ce n’était pas un vrai bébé.” Maano lui caresse le visage. Ils s’aiment dans la pirogue sous le grand ciel bleu, loin des autres pêcheurs.
Espoir. Espoir tremblant, espoir confirmé.
- “Maano, je suis enceinte, je suis enceinte !”
Almeya fait maintenant partie du clan des “vraies femmes”. Les vraies femmes racontent:
- “Un premier, c’est pas rien.”
- “Un premier quand on n’est plus toute jeune ..”
- “Pour mon premier, les douleurs ont commencé une matin. Toute la journée. Toute la nuit. Au matin suivant qu’il est arrivé. J’étais morte !”
- “Et moi, vous vous souvenez comme j’ai crié ?”
- “Ça tu peux dire. On t’entendait de l’autre côté de la montagne.”
- “Et moi... et moi ... et moi ... Douleurs, douleurs douleurs.”
Almeya n’écoute qu’à moitié.
- “Pour moi, ce ne sera que bonheur. J’aime déjà tellement cet enfant ...”
Almeya rêve. Elle marche sur un sentier. Le sable est doux à ses pieds nus. Elle chantonne:
Mon ventre qui rondit
Ah ! la belle chose,
Mon ventre qui lourdit
Ah ! le tendre chose
Une pierre la pique. De plus en plus de pierres, coupantes, pointues. Des trous, de la boue. Marche chaotique, difficile, de plus en plus douloureuse. Le sentier se faufile entre les rochers. Almeya se meurtrit à leurs arêtes. Le sentier devient de plus en plus escarpé. Almeya peine, sue, s’essouffle. Faire demi-tour. Impossible. Elle doit avancer, avancer sur le sentier, vers le monstre rouge sans visage.
Le rêve revient, revient encore, nuit après nuit.
- “Ô Vieille très Sage, je suis folle. Ce bébé ... je suis si contente et j’ai peur !” Elle raconte son rêve.
- “Tu as parlé avec les femmes du village ?”
- “Oui. “
- “Qu’est-ce qu’elles t’ont dit ?”
- “Elles ont dit: douleur, douleur, douleur.”
- “Quand tu vas au champ, tu penses douleur ?”
- “Non, je pense travail.”
- “Quand tu as mal au dos, aux bras, que tu es fatiguée ?”
- “Je pense travail.”
- “Viens près de moi.” Almeya s’agenouille devant la Vieille très Sage. La vieille met des bandes de tissu sur la tête d’Almeya, elle psalmodie:
- “Douleur, douleur, douleur,” à chaque tissu. Almeya ne voit plus rien, n’entend plus rien. La Vieille passe les mains sous les bandelettes, les fait voler en l’air, caresse la tête d’Almeya
- “J’enlève douleur, je mets travail, je mets travail.”
Almeya descend le chemin de la montagne. Elle chantonne:
- “Je travaille au champ de mon ventre, je travaille.”
Mon ventre qui rondit
Ah ! la belle chose,
Mon ventre qui lourdit
Ah ! le tendre chose
Tout petit bébé pré-choyé
Enorme lutteur
A l’entraînement contre mon intérieur
Le temps long-dure
Sort des femmes
Aventure singulière
Parfum d’on ne sait quand même jamais
Ventre en travail, dos au travail
Le temps dur-dure
Travail sans moi, moi dans le travail
Moi dans la fatigue
Le temps lourd-dure
Murmure des eaux
Clameur de la naissance
Mon ahurissant super-ventre
Me propulse sur le podium de la maternité
Vue dégagée jusqu’aux orteils
Orgueil, humilité
Mon amour, moi, le berceau
Le temps doux-coule
Bonne journée
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